L'INVISIBILITÉ SOCIALE ENTRE INÉGALITÉS COMMUNES ET INÉGALITÉS EXTRÊMES

Publié le par Hubert FAES

Parler d’invisibilité sociale, est-ce une bonne manière de caractériser la détresse de certains de nos concitoyens ? On disait pauvreté, misère, inégalité ; on en est venu à dire exclusion, invisibilité. Tant que la question était traitée en termes de conflits sociaux, les plus mal lotis n’en étaient pas moins des acteurs ou étaient "représentés" par ceux qui se battaient. Mais "exclusion", "invisibilité" signifient qu’ils sont exclus de l’histoire, qu’ils ne sont plus présents ni actifs dans la société. Cela n’arrive-t-il pas quand les plus pauvres ne sont plus des travailleurs exploités mais des chômeurs ? Les situations des personnes concernées sont cependant plus variées et plus complexes que celle des simples chômeurs.

Pour tenter d’apprécier la portée de l’expression "invisibilité sociale", nous réfèrerons à une étude de philosophie pratique : A. Renaut, É. Brown, M.-P. Chartron, G. Lauvau, Inégalités entre globalisation et particularisation, Paris, Presses de l’Université Paris Sorbonne, 2016. Les auteurs proposent une nouvelle approche de l’ensemble des inégalités considérées non seulement au niveau social mais au niveau global, et en discernant les secteurs où l’on observe des inégalités différentes. Pour la construire, il est nécessaire d’ouvrir l’éventail au-delà des inégalités mesurables. Ils distinguent non seulement des inégalités justifiables et injustifiables, mais parmi ces dernières, des inégalités décentes et indécentes (celles qui sont humiliantes) et parmi celles-ci les inégalités extrêmes (inhumaines, deshumanisantes). L’extrême de l’inégalité est alors le génocide ou le mémoricide, quand l’inégalisation aboutit à la destruction physique ou culturelle de l’autre.

En passant, A. Renaut souligne la visibilité des formes extrêmes d’inégalité. « À l’échelle du monde se présentent en effet, de façon encore plus frappante qu’au sein des sociétés (par le nombre des êtres humains concernés et par l’intensité de ce qu’ils subissent), des écarts dans les conditions et les qualités collectives de vie que la raison humaine ne saurait même imaginer. Elle ne le saurait si précisément elle ne les rencontrait pas sous une forme si indécente d’insistance et aussi particulièrement visible quand se trouvent confrontés les sorts faits aux êtres humains dans les situations extrêmes et dans les conditions d’existence dont ils bénéficient à des degrés divers dans les situations plus courantes ou moins exposées » (p. 473). Si les inégalités indécentes et extrêmes sont effectivement, sinon toujours visibles et médiatisées, du moins spectaculaires quand elles sont vues et comparées, l’invisibilité ne serait donc pas une caractéristique des inégalités les plus fortes. Tout le monde sait que certaines catégories d’invisibles sont très visibles dans la rue et souvent médiatisées : elles cachent la masse la plus importante des invisibles, ceux qui tendent à disparaître de tous les radars.

Il faudrait donc situer l’invisibilité sociale entre les inégalités sociales classiques qui donnent lieu à conflits et négociations et les inégalités indécentes et extrêmes, non négociables, qui remettent en cause l’humanité des personnes. Dans l’invisibilité sociale, la liberté et l’humanité des personnes est déjà en cause et pas seulement les droits et moyens dont elles disposent ; mais elles ne sont que disparaissantes, sans encore faire l’objet d’une négation active comme dans les inégalités indécentes ou extrêmes. 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article