TROIS DEGRÉS DE L'INVISIBILITÉ

Publié le par Hubert FAES


« Je sais qu’il est toujours facile de mobiliser les silencieux et de s’en croire, sans titres, les délégués. Mais il ne s’agit pas de la prévenir ou de la récupérer dans les rangs de causes toutes faites. Leur invisibilité correspond seulement à la rigidité de tant de façades caduques. Derrière ces décors ou ces liturgies de la répétition, s’opère pourtant un immense travail intérieur que, par une politique à courte vue, trop de pouvoirs s’attachent à ne pas introduire dans la discussion publique et se félicitent de ne plus entendre. L’abstention, résultat de la marginalisation de ce travail, manifeste plutôt, de la part de tant de ruraux, de travailleurs et de jeunes, un refus de l’insignifiance »

Ce propos de M. de Certeau, paru dans La culture au pluriel (1974; p. 25 dans l’édition de 1987 au Seuil) parle du silence et de l’invisibilité de ceux qui ne participent plus au débat public. Ils ne seraient pas simplement subis, même si les pouvoirs politiques s’évertuent à marginaliser ces personnes, mais volontaires. Ils signifieraient leur désintérêt pour tout ce qu’il y a de caduque et d’insignifiant dans la routine politique.

Reconnaître que l’invisibilité n’est jamais simplement passive mais active était l’un des grands soucis de M. de Certeau dans sa réflexion sur la culture populaire et sur les pratiques quotidiennes. Les plus absents, les plus oubliés, les plus démunis ne sont jamais inertes, purement assistés, ils font toujours quelque chose de ce qu’on fait d’eux, même si cela est ignoré. 

L’invisibilité est chose complexe. Elle ne se comprend pas dans une relation simple où l’un n’est que vu ou pas vu et l’autre voyant ou ne voulant pas voir. Dans la relation les deux sont vus et voyants. Et donc dans l’invisibilité, ce n’est pas seulement l’autre comme objet dont la situation devrait retenir l’attention, qui est ignoré et pour lequel on ne fait rien, mais aussi l’autre comme interlocuteur et acteur qui se débrouille dans sa situation et qui n’a pas voix au chapitre. Se contenter de remédier à l’invisibilité au premier niveau peut échouer, faute de prendre en compte le second niveau c’est-à-dire de donner à la personne concernée la responsabilité qui lui revient dans le traitement de son affaire. Dans une relation de ce genre, il y a un troisième niveau car chacun, en même temps qu’il est interlocuteur et acteur dans ses relations avec les autres, est aussi un spectateur qui réfléchit ce qui se fait ou ne se fait pas dans la relation. C’est à ce niveau-là qu’il juge du sens des actes et des pratiques et qu’il peut s’absenter d’une relation pour aller voir ailleurs. 

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